La somme invariante des larmes

« D’un côté, les choses vont bien pour moi. Je suis en bonne santé et en forme. Je n’ai pas de séquelles physiques. J’ai la sensation d’être blindée pour la vie, comme si j’étais dotée de palmes spéciales pour nager dans la vase, comme si mes fibres étaient particulièrement souples et coriaces. Je suis bien adaptée à ce bas monde, je ne suis pas une petite nature. Ma grand-mère transportait du fumier.

D’un autre côté, je ne vois que des signes négatifs. Je ne sais plus pourquoi je suis sur terre. Je ne suis indispensable à personne, je suis là et j’attends, et, pour l’instant, je n’ai ni but ni tâche en vue.

Je n’ai pas pu m’empêcher de me remémorer avec intensité, une conversation que j’ai littéralement soutenue avec une intelligente Suissesse, et tout au long de laquelle, en réaction à tous les projets d’amélioration du monde, je m’accrochais à cette phrase : « La somme des larmes reste constante. » Quelles que soient les formules ou les bannières auxquelles les peuples se rallient, quels que soient les dieux auxquels ils croient ou leur pouvoir d’achat : la somme des larmes, des souffrances et des angoisses est le prix que doit payer tout un chacun pour son existence, et elle reste constante. Les populations gâtées se vautrent dans la névrose et la satiété. Ceux auxquels le sort a infligé un excès de souffrances, comme nous aujourd’hui, ne peuvent s’en sortir qu’en se blindant. Sinon, j’en viendrais à pleurer jour et nuit. Or, je le fais tout aussi peu que les autres. Il y a là une loi qui régit tout cela. N’est apte au service que celui qui croit à l’invariance de la somme terrestre des larmes… »

Anonyme, Une femme à Berlin (journal 20 avril – 22 juin 1945)

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